Mode océanique : la garde-robe d’une femme de mer au XIXᵉ siècle
Un voyage sensoriel dans les étoffes salées de “Traverser les tempêtes”
Elle est apparue, un matin de brume, la silhouette découpée dans la lumière douce d’un port atlantique. Une robe battant aux chevilles, des bottines tachées de sel, un châle roulé sur l’épaule comme une voile repliée. Gabrielle Calys n’était pas simplement l’héroïne de Traverser les tempêtes, elle était une femme de mer. De celles qui rêvent de goélettes, de mâtures lointaines, de cargaisons d’épices. Et qui savent, déjà, que leur vestiaire sera leur première armure.
Dans les romans, les robes racontent plus que les dialogues. Elles marquent les seuils du pouvoir et du renoncement. Elles salissent les ourlets au même rythme que les rêves s’effilochent. Gabrielle, elle, marche dans sa robe, non pas pour parader, mais pour convaincre. Vêtue pour négocier, affronter, arpenter les quais.
Mousseline et soie pistache : l’apparat et la contradiction
Au matin de ses vingt ans, Gabrielle déballe une robe offerte par son père : une mousseline d’un vert tendre, manches gigot, ceinture de soie pistache. Élégante, presque précieuse. Trop précieuse. « Chic mais inutile », soupire-t-elle intérieurement, car cette robe n’est pas celle d’un départ, d’un voyage, mais d’un ancrage forcé. Elle incarne la jeune fille à marier, celle que l’on expose à la terrasse de La Chaline sous les saules, pas celle qui grimpe à bord d’une frégate pour inspecter la voilure d’un trois-mâts.
Ce paradoxe traverse tout le roman : Gabrielle, coincée entre la garde-robe imposée par son rang — corsets relégués, broderies impeccables — et ses aspirations de capitaine. Une tension littéraire mais aussi vestimentaire, que Virginie Bégaudeau restitue avec une finesse remarquable, au fil des étoffes, des reflets, des parures autant redoutées que désirées.

Le vestiaire comme carte de navigation intérieure
Gabrielle rejette les corsets, mais elle sait la symbolique des peignes de nacre, des gants de cuir, du tricorne hérité du capitaine. Ces accessoires deviennent des talismans. À six ans déjà, elle se grise de fierté lorsque le capitaine lui cède son vieux tricorne. L’enfant qu’elle fut dansera en taffetas bleu sur le pont d’un vaisseau en feu, l’adulte qu’elle devient se dresse en mousseline face à l’ordre patriarcal.
Dans Traverser les tempêtes, les vêtements sont des marqueurs sociaux autant que des signes de résistance. Une garde-robe de femme de mer ne se compose pas uniquement de tissus pratiques. Elle est un champ de bataille, une négociation permanente entre le regard des autres et le désir de soi.
On sent chez Gabrielle, et dans l’écriture même de l’autrice, une connaissance fine du vêtement comme outil narratif : ce n’est jamais un détail gratuit, mais un moyen d’indiquer l’évolution intérieure. Quand elle rejoint le port avec le capitaine Louisperac, ce n’est pas en robe de bal mais dans un manteau trop grand, sans fards, sans apprêts. Et pourtant, c’est là qu’elle est la plus puissante.
D’une garde-robe corsetée à une silhouette d’écume
Gabrielle n’est pas seule. Autour d’elle gravitent d’autres femmes, en robes trop étroites, trop lourdes, trop ornementées pour ce qu’elles sont devenues. Agathe, sa mère, étouffe dans ses corsets autant que dans ses regrets. Mathilde, sa marraine, navigue entre tradition et indulgence, entre soie et lucidité. Toutes ces femmes portent l’histoire sur leur peau, dans les plis et les boutonnières.
Et Gabrielle, elle, rêve d’un vêtement qui lui permettrait de courir sur le pont, de grimper dans les haubans, de se pencher sur les cartes sans craindre la déchirure d’une manche. Elle rêve d’un vêtement d’homme sans en renier la grâce. Une garde-robe de femme de mer.
Aujourd’hui, si vous flânez dans un musée maritime ou dans un roman bien cousu, regardez bien les tissus : ils portent encore l’odeur du large, les sel de l’ambition, et l’ombre d’héroïnes comme Gabrielle.
Les aventurières du XIXᵉ siècle n’avaient pas de vestes cirées ni de pantalons techniques. Elles avaient des robes trop longues, des bottines trop serrées, des corsages qui bâillaient sur leurs rêves. Mais elles avaient surtout cette audace-là : redéfinir leur tenue comme on trace une route sur les flots.
Et parfois, dans le miroir tremblant d’un hublot ou d’une vitrine, on croit encore apercevoir leur reflet.