Les bals, les bordels, les silences : Paris vu par une fille en fuite au XVIIIe siècle
On entre dans Paris comme on entre dans une promesse trouble : à pas feutrés, le cœur battant, les poches vides, mais les yeux pleins de lumière. Yolande, chassée par les siens, découvre la capitale comme une bête magnifique aux crocs ensanglantés, mais au pelage étincelant.
Ce n’est pas le Paris des cartes postales. C’est un Paris qui pue la boue des Halles et la chair sucrée des pâtisseries de la rue Saint-Honoré, un Paris où les bals côtoient les bordels, où les jeunes filles bien nées se perdent dans les fiacres de l’Opéra, et où le silence est souvent la seule arme de ces mêmes filles en fuite.
Yolande marche dans les rues encore trempées de l’aube, avec la sensation d’avoir quitté un monde de ténèbres pour entrer dans un autre, plus cruel, mais surtout plus vaste. Elle a été jetée hors de sa maison parce qu’elle a osé dire non. À un frère. À un père. À l’ordre établi.

Et Paris, ville impure et libre, l’accueille avec ses mille visages.
Durant ses promenades aux Tuileries, emmitouflée contre la bise, les pieds crissant sur le gravier gelé, elle y observe les silhouettes poudrées, les robes en taffetas, les visages fardés d’ironie — tout ce théâtre social où elle n’a pas encore de rôle, mais qu’elle apprend à jouer, masque après masque.
Plus loin, ce sont les Halles. Le sang des carcasses coule sur les pavés, l’odeur de la graisse se mêle à celle du fromage affiné. Yolande y achète des betteraves, croise des femmes à la voix rauque, et des hommes au regard gras. Elle comprend vite : ici, il faut garder les yeux levés et la bouche fermée. Le silence, encore. Non celui imposé, mais celui choisi, cette fois-ci.
Et puis il y a les bals. Les soirs de velours où les lustres font pleuvoir une lumière dorée sur les perruques poudrées, où le champagne pétille au bord des lèvres et où les regards se frôlent plus dangereusement que les mains. Yolande, dans sa robe claire, joue à la femme mariée, à la veuve, à la courtisane, à tout ce qu’on attend d’elle — sans jamais le devenir vraiment. C’est dans ces instants qu’elle mesure la force nouvelle qui naît en elle : celle de choisir son rôle, de réécrire son nom.
Mais Paris a ses souterrains. Ses loges, ses alcôves, ses bordels — et leurs femmes qui parfois s’y sont réfugiées. Yolande, en croisant l’une d’elles, sent une sororité muette. Les femmes qu’on a appelées folles, impudiques, ingouvernables — et qui, en vérité, n’étaient que trop lucides, trop libres, trop vivantes, elle devient l’une des leurs, à sa manière.
Chaque rue, chaque passage couvert, chaque regard échangé est une pièce de ce Paris-là où Yolande, en silence, s’y reconstruit. Elle lit Justine de Sade non par goût du scandale, mais pour mieux comprendre la violence feutrée qui entoure les femmes. Elle se dérobe aux regards et les affronte, dans un même mouvement. Elle vit à l’écart et au centre, elle fuit et elle avance.
Son Paris n’est donc pas une carte postale, c’est une cartographie intime de la survie féminine au siècle des Lumières.
C’est à travers Yolande que Catherine Delors nous donne à sentir cette capitale palpitante, ambiguë, impitoyable et pourtant profondément féminine. Et c’est à travers elle, aussi, que nous reconnaissons toutes les femmes qui, hier comme aujourd’hui, ont dû fuir pour se retrouver.