Entre ombres et électricité : quand Alice explore les mystères de 1900
Il y a des rues de Paris qu’on dirait tracées pour les âmes qui doutent. Des couloirs discrets, bordés d’enseignes aux lettres dorées effacées, où le parfum de la ville se mêle à l’odeur métallique des engrenages, et où les esprits planent au-dessus des fioles de morphine et des ouvrages de mécanique céleste. Alice, la gouvernante obstinée (que disons-nous ? Têtue, oui !) de La Maîtresse des ombres, marche entre deux mondes : celui du visible et celui de l’au-delà, entre les brumes du rationalisme et les éclats tremblants d’une bougie posée près d’un verre qui tourne tout seul.

À Paris, en 1900, tout vacille. Le progrès électrique embrase les nuits, les gares ronronnent comme des bêtes apprivoisées, mais dans les salons feutrés du boulevard Montparnasse ou de la rue Saint-Lazare, on convoque les morts. Oui, les morts. On les appelle à coups de tables tournantes, on les supplie à travers des alphabets muets, et parfois, on jurerait qu’ils répondent. Alice n’est pas crédule. Mais elle est curieuse. Et dans cette ville où le rationnel n’a jamais complètement chassé le mystère, elle s’autorise à écouter ceux qui n’ont plus de voix. Car à cette époque, le spiritisme n’est pas relégué à la marge. Il est débattu, publié, enseigné — parfois moqué, mais souvent redouté.
Camille Flammarion, célèbre astronome, publie L’Inconnu et les problèmes psychiques, où il défend l’existence des phénomènes paranormaux tout en appelant à leur étude rigoureuse. Des hommes de science respectés assistent à des séances de lévitation dans les beaux appartements parisiens, tout en rédigeant leurs articles pour l’Académie. Même Pierre Curie, prix Nobel, fréquente ces cercles. Il écrit : « Il faut regarder sans parti pris ces phénomènes, même s’ils sont inexplicables aujourd’hui. » La frontière entre foi et science est alors poreuse. Alice le sait : ce qu’on nomme “irrationnel” n’est peut-être que ce que l’on n’a pas encore su expliquer. Mais ce qui est encore plus frappant, c’est que dans ces cercles de spiritisme, les femmes parlent. Beaucoup. Et on les écoute. Elles ne sont plus seulement les médiums passives, elles deviennent sujettes d’investigation, initiatrices, conteuses.
Alice, elle, s’initie aux pratiques, non pour croire, mais pour comprendre. Son esprit est une pendule entre doute et fascination. Et dans cette époque troublée, où les échos des révolutions industrielles et politiques résonnent dans les vitrines de la Samaritaine, où l’on greffe l’électricité aux lampadaires comme on greffait autrefois des cœurs, Alice entrevoit dans le spiritisme une métaphore du monde qui l’entoure : un monde hanté, électrique, vibrant de tout ce qu’on ne dit pas. Sous les voûtes du laboratoire d’Alice, les herbes médicinales côtoient les fragments d’idées nouvelles. Elle lit les Annales des sciences psychiques, elle se souvient des conférences de Flammarion à la Société de psychologie. Elle sait que tout ce monde — celui des guérisseuses, des savantes oubliées, des expérimentatrices de l’invisible — est un monde de femmes. Et que si les hommes parlent d’électricité et de lumière, elles, les femmes, parlent d’ombre. Et parfois, dans ces ombres, on apprend davantage que dans tous les traités. Alice est de celles qui avancent dans la nuit avec une lampe à la main. Pas pour faire fuir les ténèbres, non. Mais pour les observer avec lucidité.