Capitaine au long cours : l’exclusion des femmes de la navigation marchande au XIXᵉ siècle
Elle aurait signé n’importe quel acte, gravi chaque échelle, passé ses nuits à tracer des routes sur les cartes marines, un compas à la main, la houle dans le ventre.
Gabrielle Calys n’avait pas peur de la mer — elle la désirait. Mais ce n’était pas la mer qui l’empêchait d’y voguer. C’était un tampon administratif, une série d’articles de loi (et soyons honnêtes, son genre de naissance.)
À une époque où il suffisait d’être née femme pour tout perdre, Gabrielle ose dire tout haut ce que tant d’autres ont tu : et si, pour une fois, le capitaine portait des jupons ?
Une mer d’hommes : le mythe du capitaine viril
Le XIXᵉ siècle célèbre la figure du capitaine comme celle d’un héros moderne : chef de bord, navigateur éclairé, gestionnaire d’équipage et commerçant. C’est l’âge d’or de la marine marchande, celui des grandes routes coloniales, des chartes commerciales, des ports en ébullition.
Mais c’est aussi un âge où l’exclusion est la norme.
La formation de la majorité des capitaines passe par les écoles d’hydrographie (créées au XVIIIᵉ siècle mais réservées aux garçons), où l’on enseigne les rudiments de l’astronomie, du calcul nautique, des marées, des instruments de bord et du droit maritime. Pour accéder au grade de capitaine au long cours, il faut non seulement une formation théorique rigoureuse, mais aussi une validation de navigation de plusieurs années, des lettres de recommandation, et… un sexe : masculin. Une autre partie des capitaines pouvait le devenir grâce à un armateur qui les dotait d’un bâtiment.
Le décret du 23 décembre 1819 institue un cadre strict : seuls peuvent se présenter aux examens les candidats « français, âgés d’au moins vingt-cinq ans, ayant navigué huit ans au moins dont trois comme lieutenant au long cours » . Pas une ligne sur les femmes. Pas même pour les exclure : elles sont simplement impensées.
Dans Traverser les tempêtes, Gabrielle Calys incarne ce décalage. Elle lit les cartes, anticipe les vents, connaît la flotte rochelaise mieux que les capitaines du port. Mais son savoir n’existe pas, puisqu’il ne peut être validé par une institution. Son père préfère l’habiller d’une mousseline verte et la promettre à un mariage avantageux à distance — solution tout à fait légale, bien qu’étrangère à ses aspirations.

Interdite de gouvernail : les femmes face aux règlements maritimes
L’impossibilité pour une femme d’accéder au brevet de capitaine n’est pas une anomalie ponctuelle. Elle s’enracine dans une structure juridique et sociale qui nie à la femme tout droit à l’indépendance économique et professionnelle.
Selon le Code civil de 1804, en vigueur tout au long du XIXᵉ siècle, la femme mariée est juridiquement mineure. L’article 213 impose que « la femme doit obéissance à son mari ». Elle ne peut ni gérer un commerce sans autorisation, ni signer de contrats maritimes à son nom.
Même célibataire ou veuve, une femme ne peut pas accéder au registre des gens de mer, condition indispensable pour entrer dans les écoles maritimes ou commander un bâtiment (à l’exception des femmes de négociants qui avaient les pleins pouvoir sur les contrats commerciaux puisque leurs maris partaient souvent). Les compagnies d’assurance refusent de couvrir un navire commandé par une femme. Et les chambres de commerce, masculines et conservatrices, bloquent toute velléité d’accès.
Les rares exceptions, lorsqu’elles existent, ne relèvent pas du mérite mais de la faveur ou du déguisement.
Gabrielle le pressent, et Traverser les tempêtes le dit avec lucidité : on ne refuse pas aux femmes parce qu’elles ne sont pas capables : on leur refuse la mer parce qu’elle est un espace de pouvoir.
Elles existaient pourtant : les oubliées de la mer
Il serait faux de croire que les femmes n’ont jamais navigué. Elles furent nombreuses, dans l’ombre (ou pas du tout), à hisser les voiles.
- Jeanne Barret (1740–1807) fut la première femme à faire le tour du monde, embarquée sur l’expédition de Bougainville déguisée en homme. Botaniste autodidacte, elle déjoua les soupçons pendant des mois.
- Dans les ports bretons ou normands, les veuves d’armateurs prenaient souvent la tête des affaires familiales, en signant les contrats ou se rendre aux bureaux de la capitainerie. L’exemple de la Veuve Clicquot (dans le négoce du Champagne, en est un exemple probant).
- En 1832, le Journal des débats relate le cas d’une femme de marin morte en mer lors d’un cabotage clandestin. L’article précise qu’elle avait « courageusement pris le quart de nuit » — sans reconnaissance officielle, bien sûr.
Le paradoxe est frappant : les femmes pouvaient mourir sur un navire, mais pas le commander.
Gabrielle, dans Traverser les tempêtes, devient alors une figure de réparation. Elle incarne ces invisibles. Elle est leur voix, leur corps, leur droit à dire non — ou à dire « cap au large ».
Le roman comme réparation
L’Histoire a ses lois. Le roman, ses vérités.
À travers le personnage de Gabrielle, Virginie Bégaudeau rend justice à toute une génération de femmes à qui l’on a volé la mer. Elle ne cherche pas à réécrire les faits, mais à rendre audible la révolte étouffée, celle des filles qui dessinaient des routes nautiques au lieu d’apprendre le piano.
Gabrielle n’a pas le brevet, mais elle prend la barre. Elle met ses bottines dans la boue des quais, elle évalue la manœuvrabilité d’un trois-mâts. Et face au capitaine Louisperac — son égal en rudesse, en fêlures et en désir d’ailleurs —, elle tient tête.
Le roman n’offre pas la reconnaissance. Il offre l’insoumission. Et cela suffit parfois à écrire une autre forme d’héritage.
Conclusion :
Ces femmes n’avaient ni brevets, ni galons.
Elles avaient les jambes trempées, les mains calleuses, le goût du large.
Et parfois, comme Gabrielle, un rêve plus vaste que les océans qu’on leur refusait.
Sources
- Bulletin des Lois du Royaume de France, décret du 23 décembre 1819 relatif aux brevets de capitaine et d’officier de la marine marchande.
- Code civil français, édition 1825, articles 213 à 220 (sur la condition de la femme mariée).
- Jeanne Barret : première femme autour du monde, article de R. Saumade, Revue maritime, 2017.
- Traverser les tempêtes, Virginie Bégaudeau, Éditions Jeanne & Juliette, 2025.
- Femmes et navigation au XIXᵉ siècle, thèse de Céline Moulaert, Université de Nantes, 2004.